La méconnaissance du travail des intermédiaires nuit à l'art contemporain
LE MONDE | 05.01.09 | 13h37
par Nathalie Heinich
Il ne se passe pas de semaine sans que nous lisions des articles indignés, des courriels, des manifestes, des protestations contre l'état présent de l'art contemporain : l'art actuel ne fait pas - et de moins en moins - consensus. De ce fait, les artistes se trouvent coupés d'un large public, tandis que maints amateurs d'art se privent du contact avec les créations majeures de l'art contemporain. Il est temps de réfléchir à de possibles remèdes.
La sociologie a mis en évidence l'émergence d'un "système marchands-critiques" dans la France de la seconde moitié du XIXe siècle, caractéristique de l'art moderne tel qu'il s'était constitué alors contre l'art classique et son système néo-académique. C'étaient là les prémices de ce qui est devenu une tendance lourde de l'art contemporain dans la seconde moitié du XXe siècle : l'importance des intermédiaires de l'art (en particulier issus du secteur public), qui croît avec son autonomisation.
En effet, plus l'art obéit à des logiques intéressant prioritairement les artistes et les spécialistes, plus il tend à se couper des amateurs et du grand public : d'où la nécessité d'une chaîne de médiations entre la production de l'œuvre et sa réception. Contre l'illusion d'une relation immédiate entre œuvres et spectateurs, la sociologie de l'art a commencé à étudier cet entre-deux, en même temps que l'art contemporain en explorait les possibilités, à la suite de Duchamp et de ses ready-mades.
Toutefois les institutions de l'art ont pris du retard dans ce processus : elles continuent à fonctionner sur le mode de l'immédiateté, restant en grande partie invisibles quant à leurs modalités d'action et manquant de reconnaissance quant à leur rôle.
Conservateurs de musée, directeurs de centre d'art, commissaires d'exposition (pour le secteur public), ainsi que critiques d'art, galeristes et experts en salles des ventes (pour le secteur privé) sont certes bien connus à l'intérieur du milieu. Mais leur travail est presque ignoré par les simples amateurs. Et cette ignorance même demeure invisible à ces intermédiaires, trop exposés aux regards de leurs pairs - notamment par la transformation progressive des "curateurs" en véritables "auteurs" d'expositions - pour s'apercevoir qu'ils ne sont visibles que par eux.
Ce manque de visibilité des rouages contribue au discrédit dont pâtit l'art contemporain au-delà de son propre monde. Il est fauteur à la fois d'incompréhension sur le plan artistique et de déficit démocratique sur le plan politique, dès lors du moins que ces médiations relèvent d'institutions publiques - quant aux acteurs privés, leurs goûts peuvent être critiqués mais non remis en question, puisqu'ils n'engagent qu'eux-mêmes.
La conclusion s'impose : il faut pallier ce manque de visibilité des médiations en exposant l'action des intermédiaires de l'art, au-delà des limites de ce monde. C'est la seule façon, premièrement, de leur rendre justice et, deuxièmement, de les inciter à rendre des comptes au public. Comme le savent bien les artistes, toute "exposition" permet à la fois d'exister publiquement, et d'autoriser les critiques. L'un ne va pas sans l'autre.
Voici donc quelques idées d'"expositions" permettant au public d'avoir prise sur le travail des intermédiaires, en les incitant à rendre des comptes. Tout d'abord, il faudrait donner aux décisions plus de publicité : pourquoi les grands musées, les FRAC, le Fonds national d'art contemporain (FNAC), la Délégation aux arts plastiques (DAP) n'organisent-ils pas des conférences de presse annuelles présentant leurs acquisitions ou commandes publiques et explicitant les raisons de leurs choix ?
Pourquoi les commissions habilitées à faire ces choix au nom de la puissance publique ne diffuseraient-elles pas sur Internet les procès-verbaux de leurs séances ? Pourquoi enfin n'organiserait-on pas, comme cela se fait aux Etats-Unis, des débats publics en cas de controverses sur des commandes, des achats, des subventions, des expositions ?
Par ailleurs, il serait bon d'encourager nos institutions culturelles au pluralisme : élaborer un guide des bonnes pratiques en matière de recrutement des commissions d'achat et de subventions, de façon à assurer le maximum de pluralité des sensibilités et des genres ; ouvrir les achats et subventions à tous les courants de l'art actuel, et pas seulement aux installations, performances, vidéos et photographies plasticienne ; et inviter systématiquement un expert étranger à participer aux principales commissions. Mais il serait bon aussi de rendre justice au travail des intermédiaires de l'art, en le montrant, en l'aidant, en le récompensant. L'on pourrait par exemple instaurer des prix annuels pour la galerie la plus dynamique, la meilleure exposition, le meilleur catalogue, le meilleur livre, le meilleur éditeur, avec cérémonie publique aussi largement médiatisée que possible.
Les centres d'art pourraient organiser des opérations annuelles du type portes ouvertes, proposant des discussions avec les équipes et l'exposé par chacun de qui fait quoi (sélection, transport, accrochage, rédaction, médiation...). L'association CulturesFrance (ex-AFAA) pourrait créer une chaire annuelle sabbatique pour voyages de formation des spécialistes d'art à l'étranger, du type "Villa Médicis hors les murs", avec conférence publique à l'issue de la mission où l'intéressé en exposerait les acquis. Enfin, il ne serait sans doute pas inutile que le ministère de la culture commande des enquêtes sociologiques sur les problèmes de formation, de recrutement, de statut économique et social, de reconnaissance des intermédiaires, qui sont encore très mal connus.
Ce ne sont là que quelques pistes, limitées certes mais concrètes, immédiatement praticables, et conformes à l'esprit de transparence des décisions publiques propre à une vraie démocratie.
par Nathalie Heinich
Il ne se passe pas de semaine sans que nous lisions des articles indignés, des courriels, des manifestes, des protestations contre l'état présent de l'art contemporain : l'art actuel ne fait pas - et de moins en moins - consensus. De ce fait, les artistes se trouvent coupés d'un large public, tandis que maints amateurs d'art se privent du contact avec les créations majeures de l'art contemporain. Il est temps de réfléchir à de possibles remèdes.
La sociologie a mis en évidence l'émergence d'un "système marchands-critiques" dans la France de la seconde moitié du XIXe siècle, caractéristique de l'art moderne tel qu'il s'était constitué alors contre l'art classique et son système néo-académique. C'étaient là les prémices de ce qui est devenu une tendance lourde de l'art contemporain dans la seconde moitié du XXe siècle : l'importance des intermédiaires de l'art (en particulier issus du secteur public), qui croît avec son autonomisation.
En effet, plus l'art obéit à des logiques intéressant prioritairement les artistes et les spécialistes, plus il tend à se couper des amateurs et du grand public : d'où la nécessité d'une chaîne de médiations entre la production de l'œuvre et sa réception. Contre l'illusion d'une relation immédiate entre œuvres et spectateurs, la sociologie de l'art a commencé à étudier cet entre-deux, en même temps que l'art contemporain en explorait les possibilités, à la suite de Duchamp et de ses ready-mades.
Toutefois les institutions de l'art ont pris du retard dans ce processus : elles continuent à fonctionner sur le mode de l'immédiateté, restant en grande partie invisibles quant à leurs modalités d'action et manquant de reconnaissance quant à leur rôle.
Conservateurs de musée, directeurs de centre d'art, commissaires d'exposition (pour le secteur public), ainsi que critiques d'art, galeristes et experts en salles des ventes (pour le secteur privé) sont certes bien connus à l'intérieur du milieu. Mais leur travail est presque ignoré par les simples amateurs. Et cette ignorance même demeure invisible à ces intermédiaires, trop exposés aux regards de leurs pairs - notamment par la transformation progressive des "curateurs" en véritables "auteurs" d'expositions - pour s'apercevoir qu'ils ne sont visibles que par eux.
Ce manque de visibilité des rouages contribue au discrédit dont pâtit l'art contemporain au-delà de son propre monde. Il est fauteur à la fois d'incompréhension sur le plan artistique et de déficit démocratique sur le plan politique, dès lors du moins que ces médiations relèvent d'institutions publiques - quant aux acteurs privés, leurs goûts peuvent être critiqués mais non remis en question, puisqu'ils n'engagent qu'eux-mêmes.
La conclusion s'impose : il faut pallier ce manque de visibilité des médiations en exposant l'action des intermédiaires de l'art, au-delà des limites de ce monde. C'est la seule façon, premièrement, de leur rendre justice et, deuxièmement, de les inciter à rendre des comptes au public. Comme le savent bien les artistes, toute "exposition" permet à la fois d'exister publiquement, et d'autoriser les critiques. L'un ne va pas sans l'autre.
Voici donc quelques idées d'"expositions" permettant au public d'avoir prise sur le travail des intermédiaires, en les incitant à rendre des comptes. Tout d'abord, il faudrait donner aux décisions plus de publicité : pourquoi les grands musées, les FRAC, le Fonds national d'art contemporain (FNAC), la Délégation aux arts plastiques (DAP) n'organisent-ils pas des conférences de presse annuelles présentant leurs acquisitions ou commandes publiques et explicitant les raisons de leurs choix ?
Pourquoi les commissions habilitées à faire ces choix au nom de la puissance publique ne diffuseraient-elles pas sur Internet les procès-verbaux de leurs séances ? Pourquoi enfin n'organiserait-on pas, comme cela se fait aux Etats-Unis, des débats publics en cas de controverses sur des commandes, des achats, des subventions, des expositions ?
Par ailleurs, il serait bon d'encourager nos institutions culturelles au pluralisme : élaborer un guide des bonnes pratiques en matière de recrutement des commissions d'achat et de subventions, de façon à assurer le maximum de pluralité des sensibilités et des genres ; ouvrir les achats et subventions à tous les courants de l'art actuel, et pas seulement aux installations, performances, vidéos et photographies plasticienne ; et inviter systématiquement un expert étranger à participer aux principales commissions. Mais il serait bon aussi de rendre justice au travail des intermédiaires de l'art, en le montrant, en l'aidant, en le récompensant. L'on pourrait par exemple instaurer des prix annuels pour la galerie la plus dynamique, la meilleure exposition, le meilleur catalogue, le meilleur livre, le meilleur éditeur, avec cérémonie publique aussi largement médiatisée que possible.
Les centres d'art pourraient organiser des opérations annuelles du type portes ouvertes, proposant des discussions avec les équipes et l'exposé par chacun de qui fait quoi (sélection, transport, accrochage, rédaction, médiation...). L'association CulturesFrance (ex-AFAA) pourrait créer une chaire annuelle sabbatique pour voyages de formation des spécialistes d'art à l'étranger, du type "Villa Médicis hors les murs", avec conférence publique à l'issue de la mission où l'intéressé en exposerait les acquis. Enfin, il ne serait sans doute pas inutile que le ministère de la culture commande des enquêtes sociologiques sur les problèmes de formation, de recrutement, de statut économique et social, de reconnaissance des intermédiaires, qui sont encore très mal connus.
Ce ne sont là que quelques pistes, limitées certes mais concrètes, immédiatement praticables, et conformes à l'esprit de transparence des décisions publiques propre à une vraie démocratie.